CHAPITRE XIII
La simple existence de l’épave de la navette, concrète, solide, et impossible à reproduire, convertit Kermiac d’Aldaran de sceptique en croyant fervent. Le changement fut vraiment remarquable ; il était venu avec ses hommes, pour voir l’« appareil », s’attendant sans doute à rien de plus insolite qu’une carriole ou une charrette, mais également préparé à quelque chose de complètement exotique. Dans le premier cas, il aurait peut-être fait transférer ses hôtes dans des appartements mieux surveillés, où les psychiatres locaux auraient tenté de les guérir de leurs hallucinations. Dans le second, Ysaye ne savait pas exactement ce qu’il aurait fait. Elle avait l’impression qu’il les aurait traités comme des êtres surnaturels.
Il ne fit pourtant ni l’un ni l’autre, mais se mit à examiner quelque chose manifestement fait par la main de l’homme, mais infiniment plus compliqué que tout ce que pouvait fabriquer son peuple. Et c’était un véhicule entièrement métallique ; il avoua à David que cela seul aurait suffi à le convaincre. Rien que dans l’habitacle, il y avait assez de métal à récupérer pour armer ses soldats pendant trois générations.
Cela leur avait donné une base de négociation ; en échange de l’autorisation d’atterrir avec l’astronef, de l’attribution d’un terrain d’atterrissage, et de la promesse de négociations pour la construction d’un astroport, le Capitaine Gibbons accorda au Seigneur Aldaran tous droits de récupération des équipements – hors équipements techniques – et de la coque elle-même. Pour les Terriens, seule l’électronique valait la peine d’être conservée. MacAran était revenu disant qu’il avait dû se cogner la tête plus fort qu’il ne pensait pour avoir dit que seul le train d’atterrissage les empêchait de redécoller. Avec les énormes déchirures de la coque, elle n’aurait jamais été capable de reprendre l’air.
Les hommes d’Aldaran se pressèrent autour de l’épave, détachant toutes les pièces qu’ils pouvaient avec leurs outils primitifs. Cela convainquit au moins Evans qu’aucun « appareil électronique secret » n’espionnait les Terriens, car les indigènes ne manifestèrent pas le moindre intérêt pour les câblages ni l’électronique, si ce n’est pour leur contenu métallique. En revanche, ils récupérèrent tout ce qui était en cuivre, sans négliger le plus petit fragment, convainquant MacAran qu’en termes de valeur marchande, Aldaran avait eu la meilleure part du marché, ou du moins le croyait.
Le lendemain, une autre navette atterrit, avec une équipe qui se mit à découper la coque et récupérer les équipements utilisables. Les hommes d’Aldaran passèrent toute la journée à emporter les plaques de métal encore brûlantes du chalumeau, et le soir, il ne resta plus rien indiquant qu’une navette avait atterri à cet endroit, si ce n’est la neige souillée. Les indigènes avaient même emporté les moindres bouts de plastique, et Ysaye les revit quelques jours plus tard sous forme de bijoux, portés par certaines villageoises, et même par quelques femmes « Comyn » au château Aldaran.
Deux jours plus tard, dans un vaste espace nu en dehors du village, que le Seigneur Aldaran appelait Caer Dom, Ysaye regarda l’astronef atterrir, créant son propre champ de gravité zéro pour se poser dans la neige comme une énorme plume. Tous les gens du château étaient là et la plupart des villageois – et leur familiarité avec les deux navettes n’empêcha pas ceux du château de rester bouche bée comme les simples paysans.
Ysaye fut soulagée de son arrivée. Elle en avait assez du froid perpétuel, de la fumée des feux de bois, de l’étrange nourriture. Et encore plus assez de la menace constante d’allergies inconnues. Deux fois déjà, elle avait dû recourir aux soins d’Aurora, qui l’avait mise sous masque à oxygène. Pendant ses crises extrêmes, elle était victime d’hypoxie ; elle s’était ainsi retrouvée dans l’infirmerie improvisée d’Aurora, étourdie, faible, désorientée, ne sachant trop où elle était. État très dangereux.
Plus dangereux encore, la toxémie, autre effet secondaire de l’allergie, où elle pouvait littéralement devenir allergique à elle-même. Elle fut heureuse de retrouver l’environnement contrôlé de l’astronef.
Avec l’aide de ce qu’elle ne pouvait qu’interpréter comme son nouveau pouvoir télépathique, elle apprit les rudiments de la langue parlée par le Seigneur Aldaran, le casta, et accompagna Elizabeth dans ses enquêtes sur le niveau culturel des villageois de Caer Dom et des châtelains d’Aldaran. Mais il lui tardait de retrouver ses ordinateurs et ses écrans, ses banques de données et ses capteurs. Quelque intéressant que ce fût, elle en avait assez de voir tout cela de ses yeux. Elle avait besoin que ses ordinateurs s’interposent entre elle et ce monde trop réel.
Jusque-là, tout ce qu’elles avaient vu indiquait que cette culture était exactement telle qu’elles l’avaient jugée au début : pré-industrielle, sans grandes capacités de production, sur un monde pauvre en métaux, avec une économie fragile et une écologie encore plus fragile, essentiellement basée sur une agriculture rudimentaire. À moins que quelqu’un découvrît des plantes intéressantes à cultiver pour l’exportation, ces gens auraient très peu de chose à offrir au commerce, à part quelques objets artisanaux. Bien sûr, ce genre d’articles donnait lieu à un commerce interstellaire actif quoique limité. Les objets en bois, cuir, fourrure – les objets d’art – même les instruments de musique – tous avaient leur place dans le commerce de luxe. Ils pourraient donc peut-être faire un peu de commerce, mais ce qu’ils avaient de plus intéressant à offrir, c’était leur situation. L’Empire Terrien paierait grassement les indigènes pour l’autorisation de construire un astroport sur la planète.
Au village, Ysaye et Elizabeth avaient vu une forge, une bijouterie, une boulangerie où tout le village venait faire cuire son pain dans le four communal, associée à une auberge rudimentaire où un homme cuisinait ragoûts et rôtis tandis que sa femme et sa fille s’occupaient des clients ; des bains publics, qui, pensait Elizabeth, servaient aussi de salle de réunion et de lupanar (Ysaye espérait qu’ils n’accueillaient pas les deux sexes en même temps, et pensa avec nostalgie à la bonne douche qu’elle allait prendre sur le vaisseau) ; une taverne ; un petit théâtre en plein air, sombre et désert, mais, selon les villageois, animé par des chanteurs, acrobates et autres au moment des foires ; une boucherie et un vendeur de vêtements simples, de bottes et de sacs. Elizabeth s’était demandé tout haut comment ces gens réagiraient à l’afflux de biens et services terriens. Ysaye croyait le savoir : ils les dégoûteraient de leurs propres productions. Il n’y avait qu’à voir la séance de marchandage animé pour la possession d’un bout de plastique, pour comprendre que les indigènes se jetteraient sur les biens terriens, avec ou sans l’approbation de leurs gouvernants.
Et sans aucun doute, pensa Ysaye, écœurée, quand l’inévitable marché noir s’installerait, Evans en serait l’un des profiteurs, sinon l’instigateur.
Le vaisseau avait envoyé un message à Terra, et Elizabeth attendait nerveusement la réponse. Le Capitaine Gibbons et ses officiers se partageraient la prime de découverte de ce monde. Ce n’était pas cela qui inquiétait Elizabeth ; elle se préoccupait de ce que serait la classification de cette planète.
Si les autorités du Service Spatial décidaient qu’il n’y avait aucune raison d’en interdire l’accès et le classaient dans les Mondes Ouverts, la planète serait ouverte à l’exploration et à l’exploitation.
Mais si elles décidaient de lui accorder le statut de Monde Fermé protégé, ils seraient tous partis dans leur astronef d’ici un mois. David et Elizabeth n’auraient pas le loisir de continuer les enquêtes qu’ils trouvaient si passionnantes, et, naturellement, leur mariage serait retardé.
Tout cela dépendant d’une décision consécutive à une audition devant le Gouvernement Central de l’Empire.
Ysaye pouvait plier bagage avec indifférence et partir pour la planète suivante, mais elle savait qu’Elizabeth désirait passionnément rester. Le pire, c’était qu’Elizabeth était déchirée entre deux désirs contradictoires : que cette planète fût classée à la fois Monde Ouvert, et Monde Fermé. Si c’était un Monde Ouvert, elle et David pourraient s’y installer et se consacrer à une culture que non seulement ils trouvaient fascinante, mais qu’ils avaient commencé à aimer. Mais un Monde Ouvert serait vulnérable à Evans et ses pareils, qui ne pouvaient rien voir sans calculer ce qu’ils pourraient en tirer. Le statut de Monde Fermé protégerait les indigènes de ce genre d’individus – mais cela signifierait que, non seulement Elizabeth et David devraient le quitter, mais que les indigènes eux-mêmes perdraient les bénéfices considérables que leur apporterait leur appartenance à l’Empire.
La seconde navette avait été commandée par le Capitaine Gibbons. C’était un petit homme mince, aux cheveux en bataille et à la peau ridée comme une pomme. Ysaye se demandait quand il était né, car il paraissait sans âge. Elle avait entendu dire qu’il avait commencé sa carrière comme assistant mécanicien, parce que sa petite taille et sa minceur lui permettaient d’accéder à des parties du vaisseau inaccessibles à de plus gros gabarits ; à l’époque, il n’y avait pas de femmes dans le Service Spatial, et même maintenant, celles qui choisissaient la mécanique étaient rares. Le Capitaine Gibbons connaissait toujours son vaisseau dans les moindres recoins, et l’on disait que s’il y avait quelque chose à bord qu’il n’arrivait pas à réparer, c’est que c’était irréparable. Il continuait à porter un très vif intérêt à tout ce qui était mécanique ou électrique, et c’est lui qui avait décidé que la première navette était irrécupérable.
Maintenant que l’astronef avait atterri, le Capitaine avait moins d’obligations envers lui, et davantage envers ce que l’équipe avait appris après le Premier Contact. Ysaye ne fut donc pas surprise quand il les convoqua dans son bureau pour un « rapport informel ».
Ysaye laissa parler Elizabeth. Elle était trop heureuse d’être de retour sur l’astronef, la peau encore tiède d’une douche brûlante et en uniforme propre, respirant un air qui, enfin, ne charriait pas des tas d’odeurs : fumée, vapeurs de rôtis, huile de lampe, sueur, crottin.
Il prit leurs rapports et écouta avec attention ce qu’Elizabeth lui dit de la télépathie.
— Les Services Secrets mettaient assez d’espoir en la télépathie pour vous avoir affectées à ce vaisseau, vous et Elizabeth, dit-il. On ne peut donc pas écarter complètement cette possibilité.
Mais quand le Capitaine demanda à Evans son avis sur le sujet, il entendit un son de cloche tout différent.
— Allons donc, Capitaine, ces gens se moquent de nous ! Une télépathie qui ne marche que pour certaines personnes ? C’est une bonne excuse pour ne pas comprendre ce qu’on n’a pas envie de comprendre !
Il prit tous ses échantillons et s’en alla dehors ; en fait on ne le voyait plus beaucoup sur le vaisseau. Ysaye avait l’impression qu’il s’installait un petit laboratoire personnel quelque part – sans comprendre pourquoi il n’utilisait pas les installations très perfectionnées du vaisseau. Mais, se dit-elle, s’il voulait faire quelque chose d’illégal…
Aurora accepta de grand cœur les facilités offertes par les ordinateurs linguistiques et les corticateurs, qu’elle se mit à installer avec David ; la plupart dans l’astronef, mais quelques-uns au château, afin que les indigènes qui le désiraient puissent apprendre le Terrien Standard. C’était un des avantages de leur Premier Contact si peu orthodoxe ; à ce stade, ils avaient contrevenu à tant de règles et règlements, que ce qu’ils montraient ou non aux indigènes n’avait plus beaucoup d’importance.
L’homme Kadarin – si c’était un homme – s’était le premier porté volontaire pour étudier sur ces étranges machines, avec l’heureux résultat qu’ils avaient maintenant un indigène parlant le Terrien Standard, et des enregistrements permettant aux Terriens d’apprendre le casta, et une autre langue essentiellement parlée par les paysans, le cahuenga. Quand Kadarin eut survécu à ses séances de corticateur, il commença immédiatement à causer technique avec Britton et le Capitaine, et se mit en quatre pour, disait MacAran, trouver un autre site où d’autres astronefs pourraient atterrir.
Personne ne s’étonna vraiment d’apprendre qu’il considérait Caer Dom comme le site parfait. Le Capitaine Gibbons fut de son avis. Ainsi, se dit Ysaye, si l’astroport était jamais construit, ce serait ici, sous l’influence d’Aldaran. Que sa construction fût possible ou non, cela restait à voir.
Parfois, Ysaye était certaine que les habitants de Cottman IV voudraient devenir une Colonie Terrienne comme les autres. Cela semblait logique – après tout, ces gens étaient des Terriens ; ne méritaient-ils pas de jouir des bénéfices attachés à cette qualité ? Bien sûr, ce serait au Gouvernement Central de l’Empire d’en décider.
Le reste du temps, elle craignait que ce ne soit le cas – que cela plût ou non aux indigènes. Bien qu’elle trouvât cela difficile à croire, il y avait des gens pour penser que l’appartenance à l’Empire n’apporterait pas que des bénéfices. Parfois, elle était troublée, surtout quand elle entendait Evans faire des plans avec Kadarin.
Dès que Kadarin avait su le Terrien Standard, Evans l’avait réquisitionné pour lui servir de guide et l’aider à porter son matériel, et Ysaye avait remarqué qu’ils changeaient brusquement de conversation quand quelqu’un s’approchait d’eux. Le peu qu’elle en surprit la mit carrément mal à l’aise. Elle trouvait immoral de faire des plans d’exportation avant que les écologistes, psychologues et sociologues aient rendu leur rapport sur cette société.
Les règlements mêmes de l’Empire exigeaient ce rapport avant l’ouverture de toutes relations commerciales ; mais l’idée semblait déjà susciter beaucoup d’enthousiasme dans la population. Les négociations étaient déjà engagées pour la construction d’un astroport, l’emploi de main d’œuvre indigène et le ravitaillement de l’équipage en produits frais – ce qui serait bon pour l’économie et l’agriculture locales, ainsi que le leur avait laissé entendre Kermiac d’Aldaran. Et il avait fait des allusions aux privilèges qu’il sollicitait en échange de l’installation de l’astroport sur ses terres.
Ysaye savait que Kermiac désirait des armes, mais elle ne savait pas si les règlements le permettaient. D’après ce qu’elle comprenait, cela constituerait une ingérence dans la politique locale ; toujours mauvais, étant donné ce qu’étaient les politiques locales. Elle avait déduit de ses informations qu’Aldaran était une sorte de royaume indépendant, avec Lorill Hastur représentant un autre royaume, situé plus au sud, et de climat considérablement plus doux. Elle pensait que la procédure normale voulait qu’on examine les deux sociétés et les rapports qu’elles entretenaient, avant de leur vendre ne serait-ce que des armes de basse technologie.
Finalement, elle avait approché Lorill Hastur sur la question ; indirectement, pensait-elle. Lorill se tenait à l’arrière-plan des discussions ; observant toujours, mais n’intervenant jamais et commentant rarement.
Mais vous devez réaliser, avait dit mentalement Lorill, que nous autres des Domaines prétendons à la suzeraineté sur Aldaran. Ils ne veulent pas toujours l’admettre, mais nous sommes leurs souverains. Tout ce que peut faire Aldaran pour souligner son indépendance, il le fait.
Si c’était vrai, cela donnait un autre tour à toute l’affaire, et surtout au désir d’Aldaran d’acheter des armes. C’était absolument contraire à la politique de l’Empire de prendre parti dans des différends purement locaux, ou de rendre des arrêts sur des disputes, même si elles se fondaient sur des causes aussi insignifiantes que la fameuse dispute entre les Grands-boutiers et les Petits-boutiers des Voyages de Gulliver. Un proverbe très connu de l’Empire Terrien affirmait : Ce n’est pas à nous de décider par quel bout les autres peuples mangeront leurs œufs à la coque. Malheureusement, de nombreux exemples attestaient que ce précepte était plus souvent honoré en paroles que dans les faits.
Ysaye décida que ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de rester en dehors de tout ça, et elle alla vérifier ses banques de données. À son grand soulagement, aucune catastrophe ne s’était produite pendant son absence. Elle retourna à sa cabine, appréciant le luxe d’une chambre chaude pour la première fois depuis des jours, et tira le clavier de son synthétiseur. Elle le régla sur « clavecin » et joua Invention à deux voix de Bach jusqu’à ce que ses doigts aient fini de dégeler.
Le lendemain matin, Elizabeth vint la trouver pour lui annoncer qu’elle et David avaient décidé de se marier maintenant, remettant les enfants à plus tard, quand les autorités auraient décidé du statut de la planète.
— Nous en avons assez d’attendre, dit-elle. Ça n’a plus de sens. Je ne sais pas si le statut de Monde Ouvert ou Fermé a de l’importance. Et je ne sais même plus pourquoi nous avons attendu si longtemps – ça semble idiot maintenant.
Et, Ysaye, veux-tu être ma demoiselle d’honneur ? ajouta-t-elle.
— Bien sûr, répondit Ysaye en l’embrassant. Où et quand ?
Le mariage aurait lieu dans trois jours – car Elizabeth avait consulté le Capitaine Gibbons et l’aumônier, tous les deux habilités à marier les membres de l’équipage n’importe où dans l’Empire, et s’était décidée pour l’aumônier, qui leur avait demandé de respecter la « période de réflexion » de trois jours.
— Trois jours ne comptent guère quand on a attendu trois ans, avait dit David avec philosophie.
Ysaye était bien de cet avis.
Ainsi, en plus de leurs autres tâches, elle et Elizabeth avaient maintenant un mariage à préparer. Pas une noce luxueuse – ils n’appartenaient pas au Gotha, mais à un équipage d’astronef – mais tout le personnel du vaisseau voudrait y assister, et ils seraient très déçus s’il n’y avait pas une fête quelconque. La plupart ne connaissaient pas très bien Elizabeth, qui restait beaucoup sur son quant-à-soi mais David était très populaire.
Elizabeth était heureuse – et beaucoup moins nerveuse. Enfin, la longue attente était terminée.
Puis survint un événement qu’elle n’attendait pas. Les indigènes s’intéressèrent à la cérémonie. Aldaran et Felicia lui posèrent de nombreuses questions sur leurs coutumes de mariage, et lui proposèrent le Grand Hall et les serviteurs du château pour leur fête. C’était une récompense inattendue pour son travail, car elle commençait à se considérer comme une intermédiaire entre les deux cultures, et elle était très contente que les indigènes prennent part à la cérémonie.
Ce mariage serait la première cérémonie à laquelle assisterait l’équipage sur ce nouveau monde, et il semblait normal que les indigènes y participent.
Après en avoir discuté avec David et Ysaye, elle accepta l’invitation d’Aldaran. Maintenant que les Terriens et Aldaran avaient un langage en commun, il n’avait pas perdu de temps à lancer des invitations, mais celle-ci était la plus commode à accepter, et celle qui les engageait le moins.
Elizabeth partageait son temps entre l’organisation du mariage et le classement de tous les faits culturels qui attiraient son attention. Dans ses rares moments de loisir, on la trouvait en train de cataloguer avec enthousiasme tous les chants folkloriques, et de les comparer à ceux de la bibliothèque, exultant chaque fois qu’une note avait glissé d’un demi-ton, chaque fois qu’un morceau en majeur se retrouvait des siècles plus tard en mineur, vérifiant les sons du luth et enregistrant de nouveaux à synthétiser.
Quand Ysaye lui demanda pourquoi elle passait tant de temps à cataloguer la musique, elle répondit que ça faisait partie de sa spécialité. Elle lui fit remarquer que, des innombrables chansons de marins en ancien gaélique, aucune n’avait survécu, sans doute parce que la mer ne jouait aucun rôle dans la vie de ces gens, cernés de toutes parts par les montagnes. Elle mentionna particulièrement une chanson très connue sur les mouettes, qui était devenue une triste chanson d’amour ; dans les paroles du refrain, les cris des mouettes avaient été remplacés par le hurlement du vent dans les arbres, et les cris des oiseaux de proie. Et le refrain mélancolique : « Où es-tu maintenant ? Où erre mon amour ? » s’était substitué aux mouettes de l’original.
Ysaye avait haussé les épaules.
— J’espère que le Gouvernement Central sera du même avis, ou tu ne seras pas très bien notée à la prochaine évaluation des services.
Mais elle eut l’impression qu’Elizabeth ne s’en souciait pas, du moins pour le moment.
Dans le Grand Hall, le matin de la noce, Elizabeth indiqua aux serviteurs où placer la grande table qui, couverte d’un long drap de polysoie blanche, servirait d’autel. Tout l’équipage serait là, et la plupart des gens du château.
Ysaye avait demandé à Aldaran pourquoi tant de ses gens – qui ne comprendraient pas un mot de la cérémonie – désiraient y assister, et il lui avait répondu, une lueur amusée dans l’œil : « N’importe quel prétexte est valable pour une fête ; et un mariage est un aussi bon prétexte qu’un autre. »
Il fit une proposition à Elizabeth.
— Je vous accompagnerai à l’autel, si vous n’avez pas de parent sur le vaisseau.
Elizabeth l’avait remercié mais avait refusé, lui disant que ce n’était pas chez eux la coutume que la fiancée soit donnée à son mari par un parent.
— Personnellement, dit-elle en privé à Ysaye, et bien que je n’aie pas envie de le dire au Seigneur Aldaran, je trouve cette coutume dégradante ; qu’on vous donne ainsi comme un objet ! Mais je sais qu’il avait l’intention de me faire honneur.
Ysaye se rappela cette conversation quand le Seigneur Aldaran entra et demanda si tout allait bien.
— Oui Seigneur, répondit-elle, admirant la décoration, qui comprenait non seulement des résineux de forêts, mais de vraies fleurs, dont une servante lui avait dit – pensait-elle – qu’elles provenaient des serres du château.
Une dernière fois, elle embrassa la salle du regard, vérifiant tous les détails. Peut-être, pensa-t-elle, Aldaran devrait-il recommencer pour son compte dans un proche avenir. La jeune Mariel, qui accompagnait Felicia le soir de leur arrivée – était-ce sa fille ? Non, elle était trop âgée pour cela ; ce devait être sa sœur, sa nièce ou sa cousine. Ces derniers jours, Mariel passait beaucoup de temps en compagnie de Lorill Hastur. Ysaye se demanda ce qu’il y avait entre eux. En tout cas, on les trouvait partout en train de rire dans les coins.
Ysaye réprima un sourire à une image mentale qui lui traversa l’esprit : Aldaran se ruant vers le jeune Hastur, et exigeant de connaître ses intentions, comme un vieux patriarche des anciens drames.
Et s’il le faisait ? Que répondrait ce jeune aristocrate arrogant ? Mais est-ce que ça la regardait ?
Levant les yeux, elle s’aperçut qu’Aldaran la fixait bizarrement.
— Je parlerai à Lorill Hastur, dit-il, le visage impassible.
Puis il tourna les talons et la planta au milieu du Grand-Hall.
Elle le suivit des yeux, alarmée par son changement subit d’expression et de comportement. Consternée, elle porta inconsciemment sa main à sa bouche, réalisant que ce changement était survenu quand elle avait pensé au jeune Hastur et à la jeune Mariel. Avait-il suivi ses pensées ? Et, si c’était le cas, qu’allait-il faire ?